Ça faisait un paquet de minutes que Gos avait perdu le compte des verres qui lui étaient passés sous le nez. Ç'aurait été plus simple si, une fois vidés, il les avait gardé à côté de lui mais non! par il ne savait quel miracle, les maudits verres disparaissaient de la table au fur et à mesure (mais c'était peut-être parce que le service de la taverne dans laquelle lui et Khayr se pochetronnaient était sacrément efficace, c'était pas impossible non plus). Il se concentra, les sourcils froncés, s'efforçant de mesurer la quantité d'alcool qu'il avait ingurgité depuis qu'il avait commencé à boire. Bon, ça devait pas être si terrible, il avait encore les idées claires! Il n'en était qu'au stade où la vie lui paraissait belle et sans souci. Tout allait bien. Qu'importait qu'ils n'aient ni bateau, ni équipage et que leur bourse n'ait jamais été aussi légère? Ils finiraient bien par trouver des gens supportables pour partir à l'aventure! Quant à l'argent, eh bien...
... ça allait peut-être poser problème dans un futur proche. Quand il s'en rendit compte, Gos eut brusquement l'impression d'avoir avalé un grand verre d'eau plate.
Il ne savait pas pour combien il avait (ils avaient) bu, mais une chose était sûre : ils étaient allés au-delà de leurs moyen.
Okay, pas de panique, les taverniers avaient l'œil perçant, ils remarquaient ceux qui, dans la foule des clients, n'avaient pas sur eux de quoi régler leurs consommations. Il devait faire mine de rien et surtout,
surtout ne leur donner
aucun indice susceptible d'éveiller les soupçons, comme un regard un peu trop fuyant, ou les mains qui tâtaient les poches du pantalon dans l'espoir que des pièces y soient apparues depuis la dernière fois que ç'avait été vérifié. Gos n'eut cependant pas trop d'effort à faire pour garder un air impassible : l'alcool diluait son inquiétude, ce qui ne l'empêchait pas d'échafauder un plan pour se tirer de là sans finir en gibier de potence.
Le pirate glissa un coup d'œil à son compagnon de beuverie. Il devait sentir le rhum au moins aussi fort que lui mais, dans cette taverne bourrée à craquer de marins, dont la plupart devaient être passablement éméchés, les odeurs d'alcool, d'Itelzbulger Stein, de sueur, de pieds, la mauvaise haleine, le cigare bon marché, la ferrailles des armes et le sel marin se confondaient tous pour ne former qu'une seule odeur, compacte, qui imprégnait tout ce qui se trouvait là. Il y avait de quoi se sentir écœuré en pénétrant ici, mais l'alcool n'y était pas vendu trop cher —c'était peut-être pour ça qu'ils en avaient commandé, encore et encore, sans s'en rendre compte?
Gos cilla. C'était pas tellement le moment de digresser. Il devait se casser de là vite fait!
Sur leur table, Bernardsson grattait son verre, encore rempli à moitié, avec sa longue patte toute fine. Son maître croisa aussitôt ses bras et y appuya sa tête afin de l'observer de près, la mâchoire crispée pour s'empêcher de sourire bêtement. Ooooh, qu'est-ce qu'il était adorable, avec ses petits "ting ting ting" qui faisaient trembloter sa boisson! Oooh, maintenant il regardait vers son papa! Gos dut se retenir de le tapoter affectueusement du bout de l'index. Son regard se déplaça brièvement sur Khayr mais, non, l'autre n'était pas en train de tenter quoi que ce soit contre son Bernard l'ermite. Par précaution, toutefois, il le prit dans sa main et le déposa à sa place habituelle, sur l'épaule la plus éloignée du taré de peroxydé.
Est-ce que Khayr savait qu'ils n'avaient pas de quoi payer?
S'il l'ignorait, la solution était simple : il suffisait de le planter là et de le laisser se débrouiller. Après tout, ils avaient commandé ensemble!
S'il s'en était rendu compte, en revanche, ç'allait être la course entre eux pour atteindre la sortie le premier... Comment savoir?
Il leur aurait fallu une bonne bagarre, en fait. (Mais pas entre eux.) C'était une diversion grossière mais eh! qui avait fait ses preuves! Que deux types se cognent dessus en criant comme des putois, et toute l'attention de la taverne se concentrerait sur eux, leur laissant la voie libre! Les yeux de Gos parcoururent la salle. Qui, ici, paraissait prompt à s'enflammer, à riposter à l'offense par la violence? Sans doute pas mal des types qui traînaient là, mais il leur en fallait deux pas trop imbibés, pour faire durer le spectacle le plus longtemps possible.
Ses yeux revinrent sur Khayr. Okay, ça en faisait déjà un, restait plus qu'à lui trouver un adversaire pas trop naze (il avait beau se payer sa tête à la moindre occasion, il reconnaissait quand même que son compagnon n'était pas si nul dès qu'il s'agissait de se battre). Peut-être le gros baraqué dans le fond, là-bas...
... non, trop loin. (Et puis Khayr n'était pas
si fort que ça.)
Oh, eh, tiens! Il n'y avait pas prêté attention avant, mais le mec assis à la table voisine pouvait faire l'affaire! Grand, musclé, des cicatrices plein la face et un menton... intéressant, si on voulait être sympa. L'expression impassible de Gos resta bien en place, mais une petite lueur méchante fit briller ses yeux. Il éclata aussitôt de rire —c'était un rire forcé, mais il n'y avait bien que Khayr qui s'en rendrait compte.
« DAHAHAHA ! T'es pas sympa, toi ! s'exclama-t-il d'une voix bien forte, en assenant une grande claque dans le dos du blond,
Son menton ressemble pas tant que ça à un cul ! »Disant cela, il fit un hochement de tête en direction du balafré d'à côté. Lequel balafré serra les poings, avant de repousser brutalement sa chaise et de se rapprocher d'eux.
Oh, euh, oups? C'était drôle comme il ne faisait pas ses deux mètres et plein de poussières, quand il était assis... (Le baraqué du fond de la salle lui parut soudain bien petit.)
- Spoiler:
HJ : post pourri et, oh, feinte pourrie. On va dire que mon personnage réfléchit mieux quand il est sobre (et que j'écris mieux quand je ne suis pas littéralement en train de comater au soleil)?